Une maison de disques, oui, mais à quel prix ?
JUIN 2020
L’industrie du disque et ses acteurs principaux ont dû faire face à plusieurs changements depuis le début de la distribution de la musique. Que ce soient les quotas de diffusion radiophonique, l’arrivée d’Internet et de Napster, l’abonnement aux services en continu et tout dernièrement ce virus qui donne bien des maux de tête, les chanteurs et chanteuses sont passés maître dans l’art de s’adapter. C’est d’autant plus vrai au Québec, où chaque artiste doit composer avec la compétition mondiale et l’engouement omniprésent pour la K-Pop et les artistes internationaux. Une question demeure : comment rendre la musique disponible aux plus grands nombres d’auditeurs, tout en étant capable de vivre de son art ?
La diffusion en continu et la possibilité de distribuer la musique instantanément ont changé complètement la façon dont les artistes et les maisons de disques commercialisent les chansons et les artistes. Le cycle de sortir un album à chaque 2-3 ans, de partir en tournée et de recommencer semble bel et bien révolu, surtout pour les artistes émergents. C’est d’ailleurs un des grands défis pour les artistes indépendants : signer ou ne pas signer avec une maison de disque (ou comment rester dans l’esprit des gens malgré la quantité de nouveaux contenus et de nouveaux artistes)?
Nouveaux modèles
Le modèle de distribution est en constante évolution. Pour les maisons de disque, il n’est pas rare de lancer jusqu’à 3 ou 4 extraits avant de sortir l’album complet (si jamais la compagnie décide de le lancer). Dans certains cas, l’intérêt généré n’étant pas assez grand, certaines compagnies décident tout simplement d’abandonner, ce qui peut nuire au développement de l’artiste à long terme.
Ce fut le cas, notamment, de la chanteuse du groupe Pussycat Dolls, Nicole Scherzinger. Après plusieurs extraits radio (5, au total!) n’ayant pas créé assez d’intérêt, les disques Universal ont décidé de ne pas sortir l’album en Amérique. Plus récemment, c’est la compagnie Warner qui réserva le même sort à la chanteuse britannique Charli XCX. Malgré une présence marquée sur les réseaux sociaux et de nombreux collaborateurs connus (Lizzo, Troye Sivan, et Christine and the Queens), la compagnie a tout simplement refusé de sortir l’album au Canada, prétextant des ventes décevantes de son album précédent en sol nord-américain.
Ce qui remet en doute la légitimité et le besoin pour certains artistes de s’associer avec une compagnie de disque. Bien sûr, la route peut paraître longue pour un artiste indépendant qui n’a pas le réseau de contacts que les grandes compagnies peuvent offrir.
Par exemple, un contrat avec Distribution Sélect, au Québec, assure à l’artiste une distribution dans les magasins de disques partout dans la province et une visibilité médiatique radio avec un plus gros impact. Il sera d’ailleurs beaucoup plus simple d’avoir accès aux grandes radios commerciales avec l’aide d’une maison de disque (certaines radios allant même jusqu’à avoir une confiance aveugle envers certains gros joueurs dans l’industrie au détriment des artistes indépendants). La réputation de certains labels peut aussi influencer les programmeurs : un contrat avec Audiogram ou Roc Nation, par exemple, donne soudainement une plus grande crédibilité aux yeux de ceux ayant le pouvoir de décider des succès radiophoniques.
Du point de vue financier, le risque est aussi moins grand pour l’artiste, qui bénéficie d’une machine bien huilée, avec un réseau déjà établi. Le risque revient majoritairement à la compagnie de disque, qui offre souvent une avance monétaire à l’artiste et des musiciens plus expérimentés (avance qui sera éventuellement prise à même les revenus de l’artiste). C’est un peu la même chose pour les spectacles. Avec une équipe expérimentée, il est plus facile d’orchestrer une tournée lucrative, ce qui permet à l’artiste de se concentrer sur ce qu’il sait faire de mieux : créer. Il ne faut pas négliger non plus le personnel dont dispose la maison de disque : ressources en marketing, réseau de distribution établie et financement de vidéoclips.
Vices cachés
Par contre, il n’est pas rare d’entendre des artistes ayant signé avec de grandes maisons de disque être déçus par l’implication de celles-ci ou des promesses non respectées. Une mauvaise mise en marché peut être aussi nuisible qu’une bourde sur les réseaux sociaux. Plusieurs exemples témoignent de l’emprise que les compagnies de disques peuvent avoir sur les artistes : Don Henley s’est vu interdire toute sortie de chanson ou d’album par la compagnie Geffen, la compagnie prétextant que l’ex-Eagle lui devait un autre album avant d’être libéré du contrat ; ce que Henley refusa. Plus récemment, le groupe métal Avenged Sevenfold a dû recourir aux tribunaux pour se sortir de son contrat avec Warner. Plus près de nous, Daniel Lavoie a perdu les droits de ses chansons suite à une aventure qui s’est mal terminée avec la compagnie de disques Trafic (oh ironie!), une division de MCA à l’époque.
Financement
C’est pour ces raisons, entre autres, que plusieurs artistes décident de délaisser les grandes compagnies pour faire cavalier seul et obtenir le plein contrôle sur leur carrière. Et cette décision n’est pas sans risque et sans défi. Elle impose un plus grand risque au niveau financier, car l’artiste indépendant ne peut s’appuyer sur quelqu’un d’autre pour éponger les pertes. Malgré tout, cette approche en constante progression depuis quelques années, limite les intermédiaires et s’avère une motivation sans bornes et surtout sans limites pour chaque artiste qui désire réaliser son rêve de faire carrière dans le monde musical.
De plus, c’est aussi l’occasion pour l’artiste de se sentir respecté dans ses choix : ce n’est pas quelqu’un d’autre qui décidera du son ou du look de l’artiste. C’est aussi ce qui fait peur aux grandes compagnies de disques. De nombreux artistes se tournent ailleurs et ainsi contribuent à diminuer les profits de ses hauts dirigeants. C’est pourquoi il n’est pas rare de voir des maisons de disques offrir des contrats faramineux à des artistes indépendants avant qu’ils n’explosent sur la scène internationale (c’est le cas du rappeur Lil Nas X, qui s’est vu offrir un myrobolan contrat pour signer avec la compagnie Sony suite à son grand succès Old Town Road).
Du proprio
C’est plutôt l’inverse qui est la tendance actuelle. Grâce à la facilité de l’enregistrement et de la distribution de la musique, les artistes indépendants sont maintenant en mesure de rivaliser avec les plus gros joueurs. La signature avec une grosse maison de disque ne devient donc plus la priorité numéro un pour plusieurs. Malgré la quantité de travail accrue et une patience à développer à la vitesse grand-V, la force des médias sociaux et de la chaîne YouTube motive de plus en plus la nouvelle génération à tenter sa chance.
Il faut revenir en arrière pour mieux comprendre toute l’évolution du marché de la musique indépendante. En 2001, suite à leur séparation de la maison de disque EMI, le groupe britannique Marillion allait changer la donne en jouant d’audace : pour la première fois, un groupe allait demander à ses admirateurs d’acheter à l’aveugle un album qui n’était pas encore enregistré. Résultat : plus de douze mille admirateurs l’ont fait, permettant au groupe d’enregistrer l’album Anoraknophobia. Grâce à cette révolution dans l’industrie de la musique, le sociofinancement est né ! Depuis, Radiohead et plusieurs autres ont emprunté cette nouvelle façon de distribuer la musique.
Le succès des artistes indépendants en Suède mérite qu’on s’y attarde plus en détail. Selon les chiffres officiels de l’IFPI¹, cinq des 20 meilleurs titres ont été publiés par des artistes indépendants. Encore plus impressionnant, pas moins de sept des 15 meilleurs titres sur l’échelle nationale ont été publiés par des artistes n’ayant pas signé avec des maisons de disque. De plus, selon la plateforme d’écoute en continu Spotify², le pourcentage d’artistes indépendants atteignait 29,4 % en janvier dernier, comparativement à 9,9 % en janvier 2019 et 0,8 % en janvier 2018. Si la tendance se maintient (comme dirait Bernard Derome), d’ici la fin de 2020, plus de la moitié des grands succès en Suède seront détenus par des artistes-orphelins. Reste à savoir si le modèle de la Suède prendra autant d’envergure que l’arrivée d’ABBA, Roxette ou Ace of Base.
Quelque chose d’imprévu est venu brouiller les cartes en début d’année 2020 et pourrait bien ajouter à ce chiffre. En réaction à l’arrivée du fameux virus, l’industrie musicale a réagi en repoussant les nouveautés de plusieurs gros noms de la musique : Alicia Keys, Bon Jovi, Sam Smith, Weezer et plusieurs autres ont dû remettre à plus tard leur nouvel opus. Du coup, cela a pavé la voie aux artistes indépendants, qui ont profité d’une visibilité inattendue et d’un plus grand désir de divertissement engendré par les ordres de confinements à l’échelle mondiale. Avec un public plus disponible rivé à leur écran d’ordinateur, une opportunité en or pour découvrir des talents internationaux et locaux : des nouvelles chansons lancées instantanément ou des performances en direct de la maison ont fait exploser l’offre musicale à l’échelle mondiale.
Équipe de vente
C’est notamment le cas de Céleste Lévis, une artiste franco-ontarienne de Timmins. Après deux albums avec une maison de disque et quelques déceptions, elle a décidé de prendre le plein contrôle de sa destinée. Avec l’aide de Marc-Antoine Joly (partenaire, musicien, auteur-compositeur-interprète et photographe en plus!) ils ont fondé Joly Records. De cette façon, ils sont en mesure de décider comment investir leur temps et leur argent. La première chanson indépendante de Céleste Lévis, Run to You, a d’ailleurs été lancée sur toutes les plateformes numériques il y a quelques semaines et des plans pour une distribution aux États-Unis sont en cours. Un nouvel album est en préparation présentement (un disque de Noël est aussi dans les plans de la chanteuse pour décembre 2020).
Car être indépendant veut aussi dire jouer à l’entrepreneur (une formation est d’ailleurs offerte par la SPACQ³) et être polyvalent : il faut passer du temps sur les réseaux sociaux, répondre aux commentaires des internautes et aussi rester actif. Faire la publicité des concerts en direct, faire parvenir des courriels aux stations de radio, demander des entrevues (c’est le monde à l’envers!) et aussi communiquer avec les magasins de disques pour avoir une visibilité plus grande. Il faut donc avoir le désir de s’impliquer dans toutes les facettes du métier et être déterminé.
Et, tous ces efforts finissent par porter fruits. Pour venir en aide aux artistes indépendants locaux, la compagnie ontarienne Sunrise Records a ramené un concept qui ne date pas d’hier : le système de consigne. Suivant une entente avec le gérant du magasin concernant le prix de vente, le nombre d’unités et la durée du contrat, l’artiste indépendant pourra avoir son disque en magasin et les ventes seront comptabilisées par Neilsen Soundscan⁴. De plus, il profitera d’une visibilité additionnelle. Une approche plus personnalisée qui a permis à Cécile Monique, une artiste de Waterloo en Ontario, d’obtenir un grand succès dans plusieurs magasins de la chaîne : c’est elle-même qui a contacté les magasins en offrant des affiches autographiées et autres articles promotionnels lors de l’achat de son album.
Bien sûr, tous n’ont pas la main heureuse. L’an passé, il y a eu la triste fin de PledgeMusic⁵ (une des premières plateformes de sociofinancement) où plusieurs artistes indépendants et leurs amateurs ont perdu gros, mais des sites comme BandCamp offrent une plateforme permettant aux artistes d’offrir leur produit sans passer par une maison de disques. Tout récemment, c’est Patreon qui est LA nouvelle façon d’offrir l’expérience maximale pour les amateurs. Le concept est simple : un abonnement mensuel avec un tarif de base donne droit à des exclusivités, des chansons additionnelles, et même une implication directe des abonnés sur divers aspects de la créativité de l’artiste. C’est l’avenue qu’a choisie Véronique Bilodeau, une artiste indépendante de Rimouski qui a choisi cette manière pour financer son prochain projet et avoir un lien direct et un bel échange avec ses admirateurs.
C’est exactement de cette façon que les artistes indépendants réussissent à gagner leur public : un admirateur à la fois. Avec un accès rapide à la technologie et sans intermédiaires, les artistes ont de plus en plus la chance de faire entendre leur produit et de prendre en main leur propre destinée. Il suffit maintenant de choisir le modèle artistique qui convient le mieux à son propre choix de carrière.
¹ www.musicbusinessworlwide.com
² Le rapport complet est immédiatement disponible en téléchargement gratuit ici http://bit.ly/2O5YQVZ
³ www.spacq.qc.ca/fr/Formations-en-ligne/
⁴ https://www.nielsen.com/ca/fr/solutions/measurement/music-sales-measurement/
⁵https://www.digitalmusicnews.com/2019/10/25/rise-and-fall-of-pledgemusic/