Suspendre la précarité de l’être
QUÉBEC | JUIN 2019
L’éphémérité de l’existence humaine a toujours été au cœur des préoccupations artistiques du sculpteur Jérôme Trudelle. Fils d’un directeur funéraire, il se rappelle d’ailleurs avoir été confronté aux idées de mort, de deuil et de perte dès son jeune âge, ce qui l’a plus tard amené à développer une vision poétique du phénomène à travers son art. Aujourd’hui, ses sculptures cherchent entre autres à traduire cet insaisissable moment de transition entre la vie et la mort, ce précaire état de passage entre l’être et le non-être. Pour y parvenir, il a recours à une technique qu’il a peaufinée tout au long de ses études universitaires ; une esthétique qui était au centre de sa première exposition Aux fils du temps (2018), et qui fait aujourd’hui sa marque de commerce : la suspension.
En fait, depuis 2014, toutes les œuvres de Trudelle évoquent ce concept de suspension, que ce soit par la suspension/fixation technique des matériaux dans l’espace à l’aide de fils aussi bien que par la suspension/interruption conceptuelle du temps, du mouvement qu’évoquent ses sculptures. « L’exploitation de la technique de suspension alimente une contradiction que je trouve très puissante », explique-t-il. « D’un côté, j’aborde le corps humain comme quelque chose d’éphémère, soit par la vulnérabilité du matériau utilisé [le plâtre] et par la composition volatile des sculptures, tandis que de l’autre, le système d’installation, par sa théâtralité et son dynamisme, sacralise mes sculptures en leur conférant un aspect sublime et immuable. » En effet, un élément caractéristique de son travail est ce désir de sculpter dans l’espace plutôt que dans la matière, ce qui, dit-il, lui procure une plus grande liberté. « Sans plan ni croquis, j’installe les morceaux dans un espace d’exposition de manière intuitive et spontanée tout en ayant une méthode de travail précise. C’est en considérant la spatialité de la salle d’exposition, la relation que pourraient avoir certaines sculptures par rapport à d’autres et aussi la relation entre l’œuvre et le spectateur que je choisis l’endroit et la dimension qu’aura la sculpture dans l’espace. L’accumulation de morceaux crée des formes, des masses. C’est une manière de sculpter en soi. »
En effet, l’accumulation et la répétition de morceaux qui composent les sculptures simulent le mouvement, et ce, malgré leur immobilité dans l’espace. Elles offrent à voir et à imaginer un effet d’éclatement, de déconstruction et de reconstruction, ce que Trudelle associe au principe de chronophotographie, soit le fait de décomposer chronologiquement les phases d’un mouvement. « Que ce soit en simulant le coup de vent, l’éclatement d’un morceau de bois ou bien la désintégration d’un corps humain, cette tendance à créer un mouvement spécifique par l’accumulation d’éléments dans l’espace est récurrente dans mes projets. » Ces dernières années, le corps humain a également pris beaucoup de place dans son travail du fait de son autoréférentialité. « Je veux que mes sculptures agissent comme des miroirs face au regardeur, qu’elles plongent celui-ci dans une zone d’intériorité, voire de spiritualité, en le mettant en relation avec des représentations de corps humains qui semblent extrêmement fragiles, volatiles et évanescentes », précise-t-il.
Dans le cadre de ses études de maîtrise, il a cependant délaissé le corps humain afin d’explorer de nouveaux moyens d’évoquer la précarité qui traverse toute son œuvre. Il cherche aussi de plus en plus à assumer la présence des fils dans ses sculptures, souhaitant que ceux-ci deviennent partie intégrante des œuvres : « J’ai l’intention de faire une exploration des types de fils et de cordes en considérant entre autres leur couleur, leur épaisseur, leur résistance et également la manière dont ils réfléchissent la lumière. » Sa toute dernière exposition, Ephemeroptera, fut présentée du 1er au 17 mai dernier à l’Université Laval, laquelle synthétisait le fruit de ses récentes réflexions sur l’esthétique de la fragmentation. « Imprégnée d’un blanc immaculé, l’œuvre proposait une exploitation du système d’installation en rendant visible chacun des fils de coton qui permettent la suspension des fragments, créant ainsi un rideau lumineux qui devient partie intégrante de l’œuvre. Cette installation à l’apparence aérienne et diaphane évoquait la sensation du mouvement et le caractère narratif qui découlent de l’accumulation de particules dans l’espace. »
Pour en savoir plus sur Jérôme Trudelle et son œuvre, visitez son site officiel.