La forêt pour civiliser
CHESTERVILLE | OCTOBRE 2014
La pluie s’abat sur la bâche au-dessus de nos têtes, dans un ostinato qui accompagne délicatement le piano de Martin Lizotte et les sons bricolés par Mathieu Désy. Transportée, je fixe les rares rayons de soleil que laissent filtrer les feuilles des arbres et je vis cette rencontre entre les arts et la nature, comme Clairière – Art et Nature me le propose.
Le périple commence un peu plus tôt, alors que j’enfile mes bottes de pluie et mon imperméable pour gagner la forêt. En neuf ans d’existence, c’est la première fois que la journée événementielle de Clairière ne se déroule pas sous le soleil. Malgré cela, sur les visages des quelque 200 personnes qui se sont déplacées dans la campagne de Chesterville pour ne rien manquer, il n’y a que du beau temps.
Un sourire se dessine également sur le visage de Dominique Laquerre, directrice artistique et coordonnatrice de Clairière – Art et Nature. Très connue pour ses implications multiples dans le milieu culturel de la région, Dominique est avant tout une créatrice en arts visuels. « Je crois que les gens me perçoivent ainsi. Quand on habite dans une petite ville ou un village et qu’on aime bien que les choses se produisent, on est appelé à les faire soi-même et à devenir des organisateurs culturels, dit-elle dans un petit rire. »
L’art de résister
Clairière – Art et Nature vient justement de ce désir de provoquer les choses. « Ce n’est pas un événement né de façon spontanée, raconte Dominique. On pourrait situer sa naissance à l’année 1992, lorsque, avec Daniel Jean, un autre artiste, on a initié un projet intitulé Échelles réduites. Il avait pour but de sensibiliser les gens à l’importance de leur environnement, dans le cadre d’un important débat à propos de la ligne électrique Des Cantons-Lévis, qui traversait notre patelin. » Elle m’explique que leur réponse, en tant qu’artistes, fut de réaliser des œuvres d’art sur sa propriété, près d’un ruisseau voué à la destruction pour laisser place à des pylônes, et d’y convier la population. Enfin, la ligne électrique a bel et bien été construite, mais a été déplacée afin d’éviter de détruire les œuvres.
« Ça a complètement chambardé ma pratique artistique. Par la suite, mon travail est devenu beaucoup plus intégré à l’environnement, préoccupé par le territoire », confie-t-elle. D’autres projets se sont ensuite succédés dans la forêt de Chesterville, les siens comme ceux de son conjoint, Danys Levasseur, qui y a présenté des installations sonores. « De fil en aiguille, on s’est dit qu’il serait intéressant d’inviter d’autres artistes à effectuer des interventions dans cette forêt. »
L’art in situ
En 2006, la création de l’organisme Clairière – Art et Nature permet de structurer leurs activités et de présenter les œuvres d’artistes de partout au Québec. Les lieux s’ouvrent au public les fins de semaine de la mi-août à la mi-septembre, et une journée dite événementielle, comprenant des spectacles dans un amphithéâtre en forêt et des performances artistiques en tout genre, inaugure la saison. L’événement favorise principalement la rencontre entre les arts visuels et les arts de la scène, ainsi que la rencontre entre les gens et les arts, à travers la nature. Selon Dominique, celle-ci constitue un terrain libre des codes qu’on retrouve dans les lieux de diffusion conventionnels. Les gens s’y sentent à l’aise pour explorer de nouvelles choses.
La formule de Clairière s’avère unique, car elle offre des résidences artistiques pour de la création en milieu sauvage. « Les artistes ne sont pas tous habitués à travailler en forêt et à réaliser une œuvre en quelques jours. Ici, la nature est brute; elle n’est pas aménagée comme on le voit dans d’autres symposiums d’art en nature. L’artiste choisit l’endroit où il va intervenir, peut prendre l’espace désiré, mais doit réaliser son projet en une semaine. »
L’œuvre in situ exige d’être créée pour un lieu particulier et d’y rester. Puisqu’elle se trouve par la suite livrée aux intempéries, on peut la considérer comme une œuvre éphémère. Toutefois, plusieurs résistent et d’autres laissent des traces, comme les sentiers de Clairière en témoignent. Tous ces facteurs renforcent le sentiment des marcheurs de vivre une expérience unique. « Venir ici, c’est accepter d’aller vers l’inconnu et de se laisser gagner ou non par l’expérience. Il y a aussi un effort à consentir pour y arriver, puisqu’il faut marcher jusqu’aux œuvres, qui ne sont pas nécessairement de celles que l’on connaît », note Dominique.
Maintenant et demain
La journée événementielle se déroulant sous la pluie cette année, l’équipe constate que les adeptes de Clairière sont prêts à braver les intempéries pour ne rien manquer. « Le site se trouve à 1 km de la route; il n’y a pas d’électricité ni d’abri, et on invite des musiciens avec des instruments fragiles à offrir un concert. Toute l’électrification provient de batteries rechargeables. C’est un truc assez fou! En voyant la pluie battante, on s’est dit, et même avec Nicolas Gendron qui proposait une performance littéraire : “Let’s go! On va faire ce qu’on a à faire et les gens qui viendront, viendront”. » Elle ajoute que plusieurs ont particulièrement adoré cette édition, qui leur a permis de vivre une expérience encore plus inédite. Un noyau d’irréductibles s’est formé au fil des ans, ce qui augure bien pour l’avenir.
Les enfants ont aussi été invités à devenir des artistes cette année. Du 4 au 8 août, les camps de jour des villages environnants ont été conviés à participer à des ateliers offerts par le sculpteur Clément Côté. Ainsi est née l’œuvre (un scarabée fait de bardeaux de cèdre) qui inaugure le parcours de Clairière. Les artistes Carole Baillargeon, Loly Darcel, Marie-Claude De Souza et Robin Servant ont également laissé leur trace sur le parcours.
Avant de quitter les lieux, je demande à Dominique de quelle façon elle envisage l’avenir de Clairière. « L’événement ne se destine pas à devenir énorme. Le lieu étant ce qu’il est, ça va toujours garder cette dimension. On est un peu obsédé aujourd’hui par l’idée de croissance. Celle que je vois pour Clairière concerne la qualité et la surprise. » Elle admet néanmoins que tous les membres de l’organisation rêvent de présenter quelque chose la nuit…